J’ai accompagné dans mon cabinet de psychothérapie une femme d’une trentaine d’années – appelons là Agathe – très perturbée par la situation écologique. Sa souffrance, que l’on peut appeler maintenant écoanxiété, était en lien avec sa crainte de l’effondrement de notre écosystème. Mais des mémoires émotionnelles d’effondrements familiaux survenus lors de son adolescence étaient aussi fortement activées. Les premiers mois de son processus thérapeutique ont consisté à reconnaître ces deux dimensions et à accueillir les émotions émergentes. Plus tard, la question de faire le bon choix d’orientation professionnelle est devenue très sensible pour Agathe : elle voulait changer pour un métier en lien avec la nature, mais lequel ? Etant urbaine, elle s’en sentait incapable.

Voici un passage de son processus thérapeutique qui s’est déroulé en forêt :

 

Observant qu’Agathe peine à s’orienter professionnellement, à assumer son lien à la nature, avec l’impression d’être une imposteure, je me demande comment l’aider à « franchir le pas ». Certes, je pourrais me contenter d’attendre. Mais comme je dispose de la possibilité d’accompagner certains de mes clients, à certains moments de leur processus, dans des séances itinérantes en parc ou en forêt, l’idée fait son chemin de lui proposer d’explorer son contact avec la nature. Cela peut être vécu au cabinet sous la forme de rêve éveillé, mais elle serait alors en contact avec ses images déjà existantes : rencontrer le réel, c’est-à-dire ce qu’on ne peut pas prévoir, pourrait-il offrir une nouvelle expérience ?

Comme il me semble qu’elle a intériorisé le cadre des séances, que l’alliance thérapeutique est suffisamment construite, qu’elle a des ressources de stabilité et qu’elle a exprimé une grande partie de ses émotions les plus douloureuses, je lui propose un jour qu’elle puisse expérimenter, si elle le souhaite, le dispositif de la séance itinérante au bois. Après réflexion, elle choisit de le vivre.

Nous nous retrouvons à un carrefour facilement accessible, en bordure de forêt. Quand je propose à Agathe de choisir le chemin qui l’inspire, elle me dit, après un rire ironique, qu’elle en sera incapable : « je pense tout le temps, mais je ne sais pas choisir ». Je lui suggère alors qu’elle avance en posant son attention sur les sensations qui la stimulent, entrant ainsi mieux en contact avec l’air, la lumière, les sons, les odeurs, le sol de ce paysage forestier. À la croisée des chemins, elle pointe une direction, s’avance. Puis me dit à nouveau qu’elle ne saura rien rencontrer qui la touche, qu’elle ne sent pas. Pour faciliter son lien avec ce lieu, je l’invite à observer quel arbre lui ressemble. Après un moment de marche attentive, elle me montre un arbre composé de trois troncs. « Qu’est-ce que vous voyez ? », lui demandé-je ; elle m’explique alors que le gros tronc recouvert de lierre est sa partie en colère, que le plus mince est sa partie qui s’adapte. À ce moment elle a utilisé cet arbre comme un écran sur lequel elle a projeté son monde interne. Pourrait-elle aller plus loin, pour s’enrichir de la réalité de l’arbre ? Je l’invite à s’approcher ; elle découvre alors le troisième tronc, encore plus mince, qui était caché : « c’est la partie de moi qui peut vivre quelque chose de nouveau. Mais elle est plus jeune, plus fragile. »

Mon intention thérapeutique étant de favoriser la connexion entre des mondes imaginés comme séparés, je propose à Agathe qu’elle crée un contact corporel avec ces trois troncs, et qu’elle accueille les sensations qui montent des profondeurs d’elle-même. Après plusieurs minutes de ce contact silencieux, yeux fermés, elle partage : « là je ne pensais à rien, ça me fait du bien, c’est rare. » Elle imagine le devenir de cet arbre : les trois troncs sont reliés, ils vont donc devoir vivre ensemble… « Comme les parties de vous ? » osé-je, avec l’intention qu’elle s’approprie en conscience ce lien en elle-même. Elle acquiesce, puis me dit que l’arbre va grandir, mais qu’elle est fragile, comme lui. À ce moment, il me semble utile qu’elle puisse se « cogner au réel », pour ressentir comme certaines de ses croyances pessimistes ne sont pas adaptées. Je lui propose alors que puisque cet arbre est fragile, elle essaye de le déraciner. En souriant, elle essaie, sans succès, puis conclut « oui il est solide quand même… et moi aussi. »

Après avoir pris le temps de dire à sa façon au revoir à cet arbre choisi, elle partage : « je l’ai bien choisi, vraiment : il me ressemble ». Tandis qu’un sourire anime son visage sur le chemin du retour, il me semble qu’en créant un contact corporel avec les trois troncs qui composent cet arbre alter ego, Agathe a tissé au dedans des liens entre des parties dissociées d’elle-même, mais aussi au dehors entre elle et le monde vivant.

La relation thérapeutique aura été différente cette fois : nous sommes passés du face-à-face au côte-à-côte face au monde, du deux au trois. Le contact avec la nature a joué le rôle d’une médiation.

Cette séance itinérante au bois restera unique, car Agathe ose ensuite vivre un stage « woofing », et se projette dans une éventuelle formation. « Mais je ne sais pas choisir », me dit-elle à nouveau. En se souvenant du moment où au bois elle a su trouver un arbre lui ressemblant, elle retrouve le contact avec son intuition : « au fond je sais ce qui est bon pour moi. Mon intuition me fait imaginer d’être au contact de la nature et des humains. » Je remarque que son discours passe d’une pensée binaire (le « ou » exclusif, associé à la rupture et à l’impossible) à une pensée ternaire (le « et » qui relie, associé à la transition et au possible).

 

Ainsi vivre une expérience en situation naturelle, et particulièrement créer son chemin dans le paysage, aura aidé Agathe à dépasser certaines de ses croyances pessimistes. Il me semble que faire une place à ses sensations corporelles et à son intuition l’a amené à expérimenter qu’elle est porteuse de plus de capacité de s’orienter qu’elle ne le pensait.